jeudi 27 mai 2010

Les tribulations des « Chinoises de Bacau »

Début janvier dans une zone industrielle de Bacau, dans le nord-est du pays. Visite de l’usine Wear Company, première entreprise roumaine à «importer» des ouvrières chinoises pour faire face à la pénurie de main d’œuvre. Atelier calme, discours officiel angélique. Deux semaines plus tard, la grève des «Chinoises de Bacau» fait la Une des journaux. Retour sur un feuilleton à rebondissements, qui éclaire sur bien des points la situation du marché de l'emploi en Roumanie.

Huang Hongxia est penchée sur sa machine à coudre. D’un geste sûr, elle pique le tissu et se lance dans la confection d’une veste de ski. Dans cet atelier lumineux, pas un bruit si ce n’est le cliquetis ininterrompu des rangées de machines à coudre en action. Ici, toutes les ouvrières sont chinoises. Rien d’étonnant a priori. Sauf que la scène ne se passe pas à Shanghai ou à Pékin, mais dans une banlieue industrielle de Bacau, métropole de 250000 âmes en pleine Moldavie roumaine.

Pour faire face à la pénurie de main d’œuvre dans le secteur de la confection, Sorin Nicolescu, l’administrateur de cette usine de confection, Wear Company, détenue par un patron italien et financée par des capitaux suisses, pensait avoir trouvé la solution miracle: «importer» de la main d’œuvre chinoise. Début janvier 2007, elles sont 300 à travailler à Bacau et Sorin Nicolescu annonce fièrement que 1000 ouvrières seront dans les murs d’ici au mois de juin. «Nous sommes la première usine d'Europe et même du monde, je crois, à faire travailler du personnel uniquement chinois», se gargarise alors le dirigeant. En six mois, Wear Company devient un symbole, celui d'une Roumanie mondialisée, d'un pays qui doit gérer le départ vers l’étranger d'un très grand nombre de ses travailleurs.

C’était avant. Avant la «révolte». Avant que les dociles ouvrières chinoises ne se mettent en grève et n’attaquent l’administrateur «à coup de fourchettes et de cuillères», comme il l’a lui-même précisé.

« Un patron, je peux lui proposer trois, quatre personnes. Mille, jamais » (un dirigeant de l’Agence pour l’emploi de Bacau)

Cet incroyable feuilleton commence l’an dernier. Wear Company, spécialisée dans la confection de vêtements de ski -elle fournit des marques de prestige comme Vuarnet ou Benetton- annonce qu’elle va recruter près d’un millier d’ouvrières venues de Chine afin de rouvrir son site de production de Bacau. Ancien combinat industriel, l'usine avait été rachetée en 1992. Elle employait alors 2000 ouvriers. En 2003, le site doit fermer ses portes, faute de main d’œuvre. «Peu à peu, de nombreux ouvriers sont partis pour l’étranger, se souvient Sorin Nicolescu. Et on ne trouvait plus de personnel qualifié sur place. On a dû délocaliser la fabrication dans un autre site…» Jusqu’à ce qu’un jour, un partenaire d’affaires évoque devant Sorin Nicolescu la possibilité de recruter des ouvrières asiatiques. Séduit par l’idée, il entame les démarches.

«La première étape a consisté à prouver qu’il n’existait pas de personnel roumain disponible, car la loi autorise la venue de travailleurs étrangers seulement dans le cas où la main d'oeuvre roumaine est insuffisante», explique Octavian Ticau, chef de service à l’Agence pour l’occupation de la force de travail de Bacau (l’ANOFM, l’ANPE roumaine). «Dans le département, où le taux de chômage avoisine les 6%, il y a une pénurie de personnel dans certains secteurs. C'est le cas dans le textile, les salaires proposés ne sont pas assez attractifs... Lorsqu'un patron vient nous voir pour embaucher des couturières qualifiées, je peux lui proposer trois, quatre personnes. Mille, jamais.»

Sorin Niculescu se met en contact avec le ministère du Travail et l’Office des migrations. Pour chaque ouvrière, il doit obtenir un permis de travail d’un an et un permis de séjour. «Il y est bien précisé qu'elle travaille pour la Wear Company. Et nulle part ailleurs. Notre demande a surpris le ministère, qui n'a pas l'habitude de gérer des demandes collectives. On a dû tout défricher», explique Sorin Nicolescu. En parallèle, il recrute ces fameuses ouvrières chinoises qualifiées par l'intermédiaire d'une firme spécialisée, qui touche une importante commission. Il prend aussi en charge le voyage. «Un sacré investissement, mais un investissement nécessaire.»


250 euros par mois, le salaire de la discorde



En août 2006, les 92 premières ouvrières arrivent sur le sol roumain. Dans l'usine, tout semble avoir été prévu pour que la «greffe» prenne. Un dortoir est aménagé dans l'enceinte de l'usine, un cuisinier chinois recruté, un satellite installé pour capter la télévision chinoise, une salle de sport mise à disposition. Dans l'atelier, un traducteur -un Chinois installé depuis des années en Roumanie- est présent en permanence pour permettre la communication entre le personnel chinois et l'encadrement roumain. «Nous avons même mis en place des cours de roumain», sourit Ana Murariu, directrice de production. «Ce n'est pas de la philanthropie», affirme Sorin Nicolescu, «c'est de la pure logique économique. J'ai besoin de main d'oeuvre qualifiée, elles veulent gagner de l'argent pour l'envoyer au pays. Je veux juste leur offrir de bonnes conditions de vie afin qu'elles soient dans les meilleures dispositions pour travailler.» A terme, mille ouvrières devraient travailler pour la Wear Company, huit heures par jour, pour 250 euros mensuels.

Et ces petites mains venues de Chine, comment vivent-elles leur expatriation dans la grisaille moldave? En ce début janvier, Huang Hongxia et Wang Cai Hong, les deux ouvrières «choisies» pour venir témoigner, sont tout sourire et n'évoquent leur expérience qu'en termes positifs. «Nous venons du centre de la Chine. Un jour, le ministère du Travail a annoncé qu'une entreprise proposait du travail en Roumanie. Le salaire proposé était bien meilleur que ce qu'on peut gagner chez nous (250 euros à Bacau contre un salaire moyen de 80 euros en Chine, NDLR)», expliquent les deux jeunes femmes, âgées d'une vingtaine d'années. «Nous avons un contrat d'un an renouvelable. Peut-être resterons-nous plus longtemps...»

Des difficultés à s’installer dans un pays dont elles ne parlent pas la langue, à se retrouver plongées dans une culture profondément différente, elles ne diront rien. Si ce n'est que tout se passe bien. Qu'elles «n'ont pas eu peur de tenter l'expérience.» Qu'elles sont «déjà allées dans le centre de Bacau, que les gens sont gentils», récitent-elles, le sourire aux lèvres toujours, mais en se tordant nerveusement les mains.

«Personnellement, je n'ai jamais vu aucune de ces Chinoises dans les rues de Bacau», raconte Octavian Ticau. «Mais il y a un tel décalage culturel aussi… Leur arrivée a suscité beaucoup de curiosité. On a même entendu qu'elles étaient cloîtrées dans l'usine. Mais les journalistes ont pu visiter, les inspecteurs du travail ont réalisé des contrôles et tout se passe bien.»

« En Chine, tu trouves tous les employés dont tu as besoin »


Pourtant, deux semaines après notre visite, retournement complet de situation. Le 20 janvier, les ouvrières chinoises se mettent en grève et exigent d’être payées 600 euros mensuels. Inacceptable pour Sorin Nicolescu qui juge qu’elles sont «déjà payées plus du double» par rapport à une ouvrière roumaine. La situation s’envenime, et, selon Sorin Nicolescu, plusieurs dizaines des contestataires «l’attaquent dans son bureau à coups de fourchettes et de cuillères» dérobées à la cantine. «J’ai été agressé, je ne peux tolérer cela, et je compte renvoyer les protestataires dans leur pays.» Le conseil départemental de Bacau et l’ambassade de Chine de Bucarest interviennent. Des négociations sont entamées pour tenter de régler le conflit. Une partie des grévistes reprend le travail trois jours plus tard, certaines décident de repartir en Chine –finalement le patron acceptera de payer le billet retour.

Un nouveau contrat de travail leur est proposé. «Plusieurs points de l'ancien contrat ont été modifiés, les salaires vont notamment être augmentés (on évoque une hausse de 25 euros, NDLR). Celles qui signeront le nouveau contrat resteront, les autres repartiront en Chine», détaille Angela Bogea, vice-présidente du conseil départemental de Bacau. Le 5 février, une soixantaine d’ouvrières avaient repris la direction de la Chine, 130 avaient signé un nouveau contrat… «Si elles ne signent pas, elles repartiront. De toutes façons, je suis déjà en contact avec une autre société et, dès le 15 février, j'attends de nouvelles employées», conclut, imperturbable, Sorin Nicolescu.

En Roumanie, ce recours à la main d'oeuvre étrangère semble appelé à se développer. Maria Grapini, présidente de l'agence patronale de l'industrie textile, en est convaincue: «Les grands investissements ont besoin d’une main d’œuvre de qualité qui ne se trouve plus en Roumanie car les meilleurs spécialistes sont partis à l’étranger.» Malgré ses «mésaventures», Sorin Nicolescu compte bien persévérer. Non seulement il va poursuivre le recrutement pour la Wear Company, mais il veut même en faire un business. «Je viens de créer une firme spécialisée dans le recrutement de personnel qualifié à l'étranger, en Chine, en Inde, au Vietnam... Lorsque j'ai fait venir ces ouvrières, j'ai reçu beaucoup d'appels de dirigeants d'entreprises roumaines très intéressés par la démarche. Il y a un besoin de main d'oeuvre dans les chantiers navals, la construction, le bâtiment... En Chine, tu peux trouver tous les employés dont tu as besoin.» Preuve que ces nouvelles filières d'immigration économique ont de l'avenir, une entreprise de Timisoara a annoncé fin janvier qu'elle comptait recruter 2000 travailleurs chinois pour une société de Baia Mare, dans le nord-ouest du pays.

Paru dans le numéro 27 de la revue Regard

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