lundi 9 janvier 2012

Le Noël de sang de Ceausescu


En 1989, alors que les "révolutions de velours" se succèdent à l'Est, le "Conducator" dirige toujours la Roumanie d'une poigne de fer. Mais les émeutes de Bucarest, le 21 décembre, font tout basculer: le 25, le dictateur et sa femme sont fusillés au terme d'un procès expéditif. Pour LEXPRESS.fr, acteurs et témoins racontent.


Est-ce la rage, l'impuissance ou la peur ? Un frisson glacé parcourt l'échine de Nicolae Ceausescu, ce 21 décembre 1989. Son visage décomposé, éclairé par un pâle soleil d'hiver, n'est plus qu'un masque pétrifié. Seule l'extrémité de son nez, tranchante comme un carreau d'arbalète, rappelle encore les traits du "Conducator", cet homme aux pouvoirs de demi-dieu qui conduit la Roumanie communiste depuis un quart de siècle. 
Quatre jours plus tôt, des émeutes ont éclaté à Timisoara, à l'ouest du pays, en riposte à l'expulsion de son église du pasteur Laszlo Tokes. Les forces de sécurité ont tiré sur la foule. Un carnage. 
A peine rentré d'un voyage officiel en Iran, le chef de l'Etat convoque un grand meeting, retransmis en direct à la télévision, devant le siège du comité central, à Bucarest. Au pied du balcon : la claque ouvrière. Mais une clameur monte, impossible à étouffer: "Timisora! Timisoara! Timisoara!". Avant de se retirer précipitamment, Ceausescu peut apercevoir ces drapeaux roumains, bleu-jaune-rouge, dont les manifestants ont énucléé les armoiries communistes. Cet étendard cyclopéen devient le symbole d'une révolte prête à emporter l'une des dernières dictatures staliniennes d'Europe. 
Le "Danube de la pensée", le surnom de Ceausescu, vogue à contre courant de l'histoire, menacé par les pacifiques révolutions voisines: Prague, Varsovie et même Berlin, depuis que le Mur a été mis à terre en une nuit. L'URSS de Gorbatchev tente de sauver le système communiste en le rénovant, quitte à mettre fin à la guerre froide. 
Ceausescu, lui, a toujours flatté la fibre nationaliste des Roumains, entretenant la défiance séculaire de ses compatriotes envers les Russes. Sa condamnation de l'intervention à Prague en 1968 lui a même valu une certaine estime en Occident.  
"Ceausescu était le produit du conflit entre deux mondes. Dès lors que les deux acteurs se tendaient la main au-dessus de la Roumanie, il devenait inutile", analyse ainsi Gelu Voican Voiculescu, ministre dans le premier gouvernement post-Ceausescu. [Lire son interview complète]. Et en s'arc-boutant sur les dogmes les plus rigoristes du stalinisme, en imposant le culte de la personnalité, le vieux dictateur s'est isolé, brutalisant les opposants et rudoyant les affidés. 
Désormais septuagénaire, atteint d'une maladive paranoïa (il ne fait plus confiance qu'à sa femme, Elena, n°2 du régime), il rechigne à affronter la réalité. A commencer par ses problèmes de santé, comme le révèle à L'Express l'un des témoins clefs de l'époque, Stefan Andrei, qui fut notamment ministre des affaires étrangères. "Ceausescu ne voulait dépendre de rien, ni de personne, résume Andrei, vivant aujourd'hui en compagnie de ses plantes et de ses souvenirs. Il avait ainsi des ennuis de prostate mais ne voulait pas d'opération. Malgré ses problèmes de vue, il refusait de porter des lunettes. Nous avons d'ailleurs été forcés d'importer d'Occident des machines à écrire avec de gros caractères..."  Après son meeting calamiteux du 21 décembre, Ceausescu refuse toujours de voir les choses en face. 
"J'étais la dernière personne à le rencontrer ce soir là, poursuit Stefan Andrei. Il était calme, inconscient du danger. Jamais il n'a envisagé de se mettre à l'abri. Sinon pourquoi serait-il aller se coucher à 23 heures?" Dehors, une soldatesque déchaînée matraque, mitraille et tue. 
A 5 heures, le lendemain, Bucarest s'éveille, alors que les balayeurs nettoient à grande eau le sang versé sur les barricades, place de l'Université, à l'aplomb de l'hôtel l'Intercontinental. Cette journée du 22 décembre sera décisive. Vers 9h30, la radio annonce le "suicide du traitre Milea": le ministre de la Défense s'est apparemment tiré une balle en plein coeur. 
Nicolae Ceausescu fait alors appel au général Victor Stanculescu, avec lequel il entretient des rapports ambigus. Brillant officier, grand amateur de cinéma (il ne cache pas son admiration pour l'acteur britannique James Mason), Stanculescu tranche avec la fadeur des cadres militaires roumains. C'est à la fois guerrier et un diplomate, aussi à l'aise en treillis que dans ses élégants costumes gris. Mais le Conducator se méfie de ses succès féminins qui pimentent les rapports du KGB. Et de son ambition.
Le chef de l'Etat, commandant suprême des forces armées, l'ignore encore mais Stanculescu a déjà pris ses distances avec la répression: en fin de matinée, il donne secrètement l'ordre aux régiments de regagner les casernes et propose au couple présidentiel de l'exfiltrer par les airs, espérant, dit-il, une fuite définitive vers la Bulgarie voisine. 
A 12h09, une fois cisaillées les antennes du toit, Vasile Manutan, le pilote de l'hélicoptère, arrache les Ceausescu à une foule menaçante. L'avant-garde joyeuse de la révolution, un ex-boxeur, une standardiste puis un flot d'étudiants, force les portes du sacro saint bâtiment. La paperasserie maniaque et scribouillarde de la Securitate (police politique), s'envole depuis les fenêtres comme des confettis un jour de fête nationale. L'hélicoptère des Ceausescu, accompagnés de leurs gardes du corps, commence son vol erratique. "L'oiseau" (son nom de code à la radio) se pose une première fois à Snagov, au nord de la capitale. Puis redécolle 20 minutes plus tard à la recherche d'un abri sûr. Nicolae Ceausescu opte pour Targoviste, ville industrielle ancrée dans une plaine pétrolifère, dans le piémont des Carpates. 

"Ceausescu a été sacrifié pour préserver l'administration du pays. Nous avons perdu l'occasion d'un procès historique "


Finalement, l'hélico se pose, en plein champ, le long de la nationale 7, à Salcuta, à quelques kilomètres d'une unité militaire. Pour la première fois, en belle étoffe et souliers vernis, le couple se frotte au pays réel, dont les biens sont systématiquement exportés pour rembourser les dettes. On y crève de faim. "J'ai beau fouiller dans ma mémoire: ni dans la France occupée, ni en URSS ou dans d'autres démocraties populaires que j'ai visitées, je n'ai rencontré une telle pénurie", écrit Jean-Marie Le Breton, à l'époque ambassadeur de France en Roumanie. 
Ce 22 décembre, vers 13 heures, Marius Popescu, directeur d'une unité agricole d'Etat, son chef comptable et une caissière rentrent en tracteur d'une bourgade proche. A la banque, ils ont dû batailler sec pour obtenir la paie des salariés. Là, ils ont appris à la radio la fuite du dictateur. Et voilà que Popescu aperçoit ce gros hélico, posé à vingt mètres du bitume, derrière les arbres. Il découvre bientôt un Ceausescu "démoli". "Son menton tremble. Elle, fait meilleure figure, relate aujourd'hui l'aimable retraité, encore abasourdi par cette rencontre. Il y avait un plan grandiose pour les empêcher de fuir en fermant les frontières. Et ils étaient là, deux vieux, sur le bord d'une route, en train de faire du stop..."
Vingt-trois minutes après l'atterrissage, les Ceausescu réussissent à échapper aux paysans qui se pressent, gagnant chaque minute en assurance. Ils sautent dans la voiture d'un passant avec leur garde du corps, lui à la place du passager, elle à l'arrière. Le tyran déchu espère rallier Targoviste, pour se mettre sous la protection des ouvriers du combinat. Il se berce encore d'illusions: on l'attend à coups de pierres depuis que Popescu a donné l'alerte en appelant la... télévision. 
A Bucarest, le studio 4 est en effet devenu l'épicentre du Front de salut national, le QG de l'insurrection. Y cohabitent des membres de la nomenklatura soupçonnés de déviationnisme (le gorbatchévien Iliescu ou le francophile Petre Roman, respectivement futurs Président et Premier ministre), des aventuriers comme le géologue barbu Gelu Voican Voiculescu, des poètes et des opposants historiques. L'Histoire se noue en direct et en mondovision, alors que, des rues adjacentes, des snipers tiennent sous le feu ce pouvoir fragile. A 100 kilomètres de là, en rase campagne, de caillassages en fuite dans les bois, les Ceausescu finissent dans une caserne militaire, quartiers de l'unité antiaérienne 01417. 
Le lieutenant-major Iulian Stoica, alors âgé de "29 ans, onze mois et deux semaines", se souvient parfaitement de leur arrivée discrète dans une Aro (4x4 roumain) blanche, peu après 18h30. "Pour lui, la fouille a révélé un agenda vierge et un stylo. Pour elle, un sac de femme. C'est tout", se souvient l'officier. Malgré les ordres destinés à prévenir tout suicide concerté, le couple passe la nuit du 22 au 23 dans le même lit. "A 2 heures du matin, ils avaient trouvé le sommeil, enlacés", témoigne Stoica, désigné avec un camarade pour les surveiller. 
"L'issue s'imposait: c'était la peine de mort" 
Le lendemain, Ceausescu se reprend. Il menace, promet de l'argent et des honneurs à ses geôliers en échange de sa liberté. Le dictateur refuse de manger le gras de porc qu'on lui sert, à cause de son diabète. Les soldats déplacent le couple de bâtiment en bâtiment, dans un command-car ou dans un engin blindé, à l'abri des regards pour parer à un lynchage ou à une opération de libération. Le chaos règne en maître dans ce pays livré à la rumeur: des miliciens libyens appuieraient la contre-révolution, l'eau aurait été empoisonnée, un charnier aurait été découvert à Timisoara... Le sort des Ceausescu se joue le 24 décembre. Le Front de salut national, divisé, opte finalement pour un "procès". On improvise un tribunal à la hâte. Le procureur du parquet militaire, Dan Voinea, alors âgé de 39 ans, rédige le réquisitoire, le 25 décembre au matin. "Je n'ai reçu aucun ordre, assure-t-il. Mais étant donné les charges retenues _ génocide, crime contre l'humanité, destruction de l'économie nationale _, l'issue s'imposait: c'était la peine de mort."
En cette période où rien n'est sûr, pas plus les gens que le ciel, le général Stanculescu impose la fermeture de l'espace aérien. Le 25 décembre au matin, il saute dans l'un des cinq hélicos qui décollent du stade de Ghencea. Cette petite armada de juges, de greffiers et de militaires emporte un long ruban de soie jaune qu'on jettera à l'approche de la caserne, à main droite, pour éviter toute méprise. Les engins frôlent les lignes à haute tension et les puits de pétrole, espérant tromper les radars. A l'intérieur, les coeurs battent au rythme des pales:Apocalypse Now, la trouille au ventre... L'heure du dernier jugement approche.
Le tribunal, à qui le dictateur dénie toute légitimité, a remisé les Ceausescu derrière deux tables en bois qui ressemblent férocement à quatre planches de cercueil. Moins d'une heure plus tard, les derniers mots des condamnés se perdent dans les rafales, lâchées à la hâte. Sur les images, on aperçoit de vagues silhouettes mordre la poussière, au pied d'un mur: le caméraman, affairé à installer une batterie neuve, a été moins prompt que les trois paras chargés de l'exécution. Au retour à Bucarest, les corps sont ensuite promptement enveloppés dans des toiles de tente. Laissées sans surveillance, les cadavres seront égarés plusieurs heures, provoquant un affolement général...
En songeant aux conditions du jugement, Dan Voinea, l'ex-procureur devenu professeur d'université, dénonce avec force une "révolution confisquée" par des apparatchiks: "Ceausescu a été sacrifié pour préserver l'administration du pays. Ainsi, on dédouanait le système. Nous avons perdu l'occasion d'un procès historique, celui du communisme, qui reste à faire." 
Alors que la nuit gagne, ce 25 décembre, la situation se stabilise enfin (on compte plus de 1100 tués dans le pays). Le patron du Steaua, club de foot emblématique de Roumanie, invite même le général Stanculescu à se restaurer. Mais, dans cette ville ouverte qu'est devenue Bucarest, l'eau est coupée. A la guerre comme à la guerre: l'officier s'empare d'une bouteille de whisky et se lave les mains. "Comme Ponce Pilate, lâche-t-il dans un sourire triste. C'est seulement en rejoignant la table que j'ai réalisé: nous étions le jour de Noël..." Cinq jours plus tard, dans le cimetière de Ghencea, des soldats recouvrent deux cercueils d'une terre noire et grasse. La neige, qui commence enfin à tomber, les ensevelit comme un linceul. 
Ecrit avec Eric Pelletier et publié dans L'Express, 14/08/2011, dans la série d'été La Fin des dictateurs.

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