jeudi 27 mai 2010

Delta en danger


5380 espèces de faune et de flore, 547.000 hectares, une biodiversité unique au monde, voilà la carte d’identité du Delta du Danube. Mais ce véritable trésor écologique est aussi une zone habitée et touristique, où pélicans et cormorans cohabitent avec cargos et pêcheurs. Sa nécessaire préservation se heurte à des intérêts économiques et humains et sa gestion s'apparente à un difficile exercice de jonglage. Reportage au fil de l’eau pour dresser un état des lieux de la situation et cerner les menaces qui pèsent sur ce lieu d’exception.

Prendre le bateau pour Sulina, dernière ville avant que le Danube ne se jette dans la Mer Noire, c’est pénétrer dans l’une des réserves écologiques les plus extraordinaires d’Europe. Ici, près de 5500 espèces de faune et de flore sont répertoriées, dont 330 espèces différentes d’oiseaux et 135 de poissons. Lacs, mangroves, esturgeons, cormorans, nénuphars, forêt tropicale la plus septentrionale du monde... La richesse écologique est telle que la zone a été intégralement classée «réserve de la biosphère» en 1990 et inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco en 1991.

Au fil de l’eau, la navette file à petite allure et le trajet prend des allures de balade bucolique. Sur la rive gauche, une colonie de pélicans s’envole à l’approche d’un bateau. A droite, roseaux sauvages et saules pleureurs émergent des eaux. Soudain, l’œil s’arrête, repère une anomalie dans ce paysage idéal. Une bouteille en plastique flotte à la surface, à quelques encablures d’une dizaine de cygnes qui avancent en rangs d’oignon. Une centaine de mètres plus loin, sur une rive déserte, un chantier est en cours et une construction ultramoderne sort de terre. Cet été, l’ONG bucarestoise «Salvati Delta» (Sauvez le Delta) a organisé une campagne de nettoyage dans la région. Résultat: des kilos et des kilos de déchets, bouteilles plastiques, morceaux de métaux… Au royaume de la biodiversité, le respect de l’environnement n’est pas forcément la règle.

A Sulina, petit port de 5000 habitants, Nicolae Raducu voit l'avenir en «gris». Depuis 1992, il préside la fondation des amis du Delta du Danube. «Je suis inquiet, vraiment. Le seul point positif, c'est l'amélioration de la qualité de l'eau et la réduction de la pollution des bateaux. Mais pour le reste... Entre les touristes, les embarcations, les déchets, le canal de Bystroe (lire encadré) et le bétonnage des côtes, les menaces sont nombreuses. Une nouvelle clientèle de touristes a fait son apparition, des gens aisés qui se baladent avec des embarcations rapides à travers les canaux secondaires et les lacs, ce qui a un impact sur la qualité de l’eau et la faune; certains survolent la zone avec des hélicoptères qui, eux aussi, effraient les oiseaux. On n’observe plus de vols de pélicans au-dessus de la ville et, à en croire les pêcheurs, la population de poissons est moins nombreuse qu’avant.»

« Il ne faut plus laisser faire n’importe quoi »

Tel est le noeud du «problème»: si la protection de la biodiversité est affichée comme LA priorité, le développement du tourisme et la présence de 15000 habitants au cœur du Delta -des hommes qui vivent, travaillent, pêchent, produisent des déchets, etc.- sont autant d’éléments qui compliquent l’équation vu leur impact sur l’environnement. «La qualité de l’eau se dégrade car il n’existe pas assez de stations d’épuration», déplore ainsi Romulus Stiuca, directeur à Tulcea de l'Institut de recherche du Delta du Danube, organisme placé sous l'égide du ministère de l'Environnement. «C’est sûr que si le Delta n’était pas habité, ce serait bien plus facile; il y a tant d'intérêts divergents que la gestion est souvent acrobatique», concède Paul Cononov, gouverneur de l’Administration de la réserve Biosphère du Delta du Danube (ARBDD, placée sous l’autorité du ministère de l’Environnement). Il affirme pourtant que «l'état de la biosphère s'améliore. D’après les études réalisées par l'Institut de recherche du Delta, les colonies de poissons ou de pélicans également. Le Delta va bien, va mieux. Même s’il faut poursuivre et améliorer notre action de préservation.»

Depuis sa création en 1994, l'ARBDD et ses 140 agents ont pour mission d'administrer l'ensemble du Delta roumain: attributions des permis de construire, réglementations d'urbanisme, contrôle de la pêche ou de la chasse, applications de programme de sauvegarde de la faune et de la flore... La tâche du «gendarme du Delta» est titanesque pour des moyens relativement limités.

En cette fin d'été, après trois mois de canicule, l'Administration est en état d'urgence et s'occupe de nettoyer les canaux asséchés par la canicule. «Nous subissons les aléas du climat. L'an dernier, nous avions eu des inondations... Nous tentons de limiter les conséquences négatives», explique Paul Cononov. Parer aux urgences donc, mais surtout veiller à la préservation de l'écosystème du Delta, le troisième au monde en termes de richesse écologique, et réparer les erreurs du passé. Principal chantier: la «reconstruction écologique». Sous Ceausescu, près de 80000 hectares avaient été détruits pour être transformés en terres agricoles. «Ces travaux, réalisés dans des aires aujourd'hui protégées, ont détruit les zones de reproduction de certains poissons, les zones de nidation et les sources d'alimentation de certaines espèces qui ont depuis disparu de ces zones», détaille Romulus Stiuca. Un vaste programme de réhabilitation a donc été lancé. Pour l’heure, seuls 15000 hectares ont été concernés. C’est trop peu, et les associations écologistes dénoncent un manque de volonté et de résultats, critiquent les belles paroles qui restent lettres mortes. «Le principal obstacle est le manque de coopération des concessionnaires de ces terrains, qui craignent pour leurs activités économiques; c'est le cas de beaucoup de propriétaires de fermes piscicoles par exemple», poursuit Paul Cononov. L'ARBDD a également lancé des programmes de sauvegarde de la faune et de la flore, comme «Sauvons les Pélicans», une opération menée en partenariat avec BirdLife et la société ornithologique de Roumanie. 400 pélicans frisés -un dixième de la population mondiale- nichent dans le Delta. Leur protection est nécessaire à la survie de l'espèce.

Mais le plus compliqué reste la gestion de l’impact des activités humaines sur l’environnement. La preuve avec la réglementation de la pêche. Depuis 2005 par exemple, suite à un lobbying d'ONG écologistes et des études montrant une baisse inquiétante de leur nombre, les prises d'esturgeons sont interdites pour une durée de dix ans. Une décision qui a déclenché l’ire des habitants du Delta, pour qui la pêche est une pratique séculaire. «Comment fait-on pour gagner notre vie si on ne peut plus pêcher?», interroge Ion, assis dans sa barque amarrée au port de Sulina. Du coup, le braconnage et la vente au marché noir sont devenus monnaie courante.
Autre «menace» qui plane sur le Delta, les constructions touristiques. Les investissements sont de plus en plus importants, à l’image du nombre de visiteurs, et les périls plus visibles. Le camping sauvage est ainsi une pratique courante.

Mais les vacances finies, les campeurs laissent souvent derrière eux des kilos de déchets. «Le tourisme est une chance pour le Delta mais il faut l’encadrer, ne pas autoriser de constructions n'importe où, mettre en place des règles de navigation et un système de gestion des déchets efficace. Il ne faut plus laisser faire n'importe quoi, comme cela fut souvent le cas jusqu'à présent», énumère Nicolae Raducu. «Des règles existent déjà, se défend Paul Cononov, et nous rejetons les projets qui pourraient endommager l’écosystème. Un complexe touristique ne peut pas être construit s'il ne possède pas une station d'épuration propre et un système de collecte des déchets. On sait qu'un nombre élevé de touristes peut affecter l'écosystème. Le tourisme va se développer. On y prépare la région.» Une nécessité impérieuse, surtout lorsqu’on sait qu’un simple sac plastique peut provoquer l’étouffement d’un oiseau. Face au «bétonnage» des côtes, la réaction est déjà effective. Interdit de bâtir en dehors du territoire des communes et surtout, grande première en Roumanie, un code d'urbanisme va être publié et imposer le respect de couleurs et de standards de construction afin de préserver l'harmonie des paysages.
En théorie, l’arsenal législatif est là. Reste à le faire appliquer et à se doter de moyens à la hauteur de ce paradis fragile dont l’équilibre peut être rompu à tout moment. Sur le port de Sulina, Nicolae Raducu regarde les eaux troubles du Danube, l’air grave. «Ce Delta, c’est une richesse, pas seulement pour la Roumanie, mais pour le monde. C’est notre devoir de la préserver.»

Paru dans le numéro 31 de la revue Regard

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