jeudi 27 mai 2010

Passion «gratar»


C’est presque un sport national. La règle du jeu est simple: les beaux jours venus, s’équiper d’un barbecue, de «mici» (lire encadré) et de quelques bières, prendre la voiture et gagner un coin de verdure pour s’offrir un «gratar» (barbecue) en pleine nature. Chaque week-end, la campagne roumaine est ainsi prise d’assaut par les «grataristi». Phénomène autant que rituel social, le «gratar» en dit bien plus long qu’on ne croit sur la société roumaine.

Dimanche, 13h, parc de Snagov, à une trentaine de kilomètres de Bucarest. Une odeur de «mici» flotte dans l’air. Luiza, Marinela, Roxana, Aurel, Vasile et une dizaine de leurs amis viennent d’arriver sur le parking, déjà bien garni de voitures, et déballent du coffre leur «nécessaire à gratar». Qui se révèle un équipement de compétition. A coté de l’indispensable barbecue, deux tables en plastique, des chaises et des transats, deux cylindres remplis de bouteilles de bière, une vingtaine de kilos de viande, des fruits et des légumes par dizaines… «Aujourd’hui, c’est un peu spécial», sourit Veronika, en short et haut de maillot de bain. «On fête l’anniversaire d’un ami. Mais, de toute façon, on fait des ‘gratar’ chaque dimanche, toujours ici. On a nos habitudes. C’est l’occasion de bien manger, de prendre l’air et de se retrouver en famille. Moi, je ne peux pas imaginer passer un dimanche à la maison…»

Veronika est loin d’être un cas isolé: le «gratarist» est une espèce très répandue en Roumanie. Chaque dimanche, les citadins fuient les villes et transhument. La voiture est garée sur l’herbe, les «manele» (chansons populaires entre rap et folklore tzigane) assurent l’ambiance sonore, le campement installé à deux mètres de la voiture et les «mici» grillent toute l’après-midi, entre une sieste et un match de football. Partout dans le pays, les barbecues s’étalent en enfilade, dans les champs ou le long des routes, et d’épais filets de fumée s’élèvent vers le ciel. Snagov ne fait pas exception à la règle. Sur cette base de loisirs, avec piscine, terrain de tennis et buvette, chaque coin de pelouse est investi par une famille. On est loin du «gratar» sauvage de campagne mais le rituel est identique et immuable.

Les hommes tombent la chemise et prennent en charge la cuisson des «mici», une bière à la main, pendant que les femmes préparent les légumes et les salades. Les enfants jouent au foot, au badminton… Autour du grill, c’est du sérieux. Car pour réussir une journée «gratar», mieux vaut ne pas rater ses «mici», l’ingrédient indispensable. Ilie, chef des opérations, livre son secret. «Il faut bien préparer son feu, éventer régulièrement pour ne pas qu’il y ait trop de fumée», explique-t-il en agitant un carton devant son grill. «Et pour donner un peu de goût, on peut frotter un oignon sur la grille. Reste ensuite à bien surveiller.» Puis à savourer…*


Après eux, les déchets


«C’est vrai que c’est une véritable tradition ici, je n’ai pas observé ce phénomène dans d’autres pays de la région», explique Mircea Kivu, sociologue. «Déjà, avant 1989,c’était une pratique courante. Les voitures et l’essence étaient rares, donc on restait plutôt à proximité des villes. Maintenant, dès qu’il y a un ruisseau et un champ, on trouve un ‘gratar’! Le phénomène touche principalement les classes populaires, qui combinent ‘gratar’ et musique folklorique et de ‘manele’. Même dans les couches plus riches de la population, on retrouve cet engouement. Sauf qu’au lieu d’aller à la campagne, on s’installe dans le jardin et on mange des plats plus variés que le classique mici/bière.» Preuve de l’ampleur nationale du phénomène, même les magazines féminins se fendent d’articles sur le «gratar» (en version diététique, véridique) à l’approche de l’été… Et sur Internet, les résultats pour une recherche sur le «gratar» ou les «mici» se comptent en centaines de milliers!
Certes, le concept du barbecue en pleine nature est plutôt tentant. Mais de là à s’imposer comme une institution et un véritable phénomène national…

Pour Mircea Kivu, si la pratique du «gratar» rencontre un tel succès, c’est parce qu’il est une combinaison parfaite de sociabilité, de gastronomie et de nature. «La plupart des citadins d’aujourd’hui sont originaires de la campagne. Il y a une forte nostalgie de la vie rurale, un besoin d’être au contact de la nature. Ils se sentent contraints en ville et veulent s’évader. Le ‘gratar’ est le moyen le plus simple et le moins cher de passer une journée au vert. Ils prennent la voiture, font une demi-heure ou une heure de route et ils ont l’impression d’être à la campagne», explique le sociologue. «En Roumanie, la fête est toujours synonyme de repas, de nourriture… Faire un ‘gratar’, c’est synonyme de fête. Surtout qu’il ne faut pas oublier que le pouvoir d’achat reste faible et que ce n’est donc pas dans les habitudes de sortir en famille ou entre amis au restaurant. Le gratar est une version économique du restaurant, guidé par le même besoin de convivialité et de socialisation.»

Paula, la trentaine, prend le soleil pendant que Marian, son mari, s’occupe des « mici ». Elle confirme: «Nous habitons à Ploiesti, dans un bloc. Pour les enfants, ce n’est pas l’idéal. Alors dès que nous pouvons, on part à la campagne, nous on se repose, on discute, et eux peuvent prendre l’air», explique la jeune maman. Deux «gratari» plus loin, dans le clan de Veronika et Ilie, le grill tourne à plein régime, le stock de bières fond comme neige au soleil, la musique se joint aux rires. «C’est vraiment la respiration de la semaine», soupire Aura. On a besoin de s’évader de Bucarest. Moi, je suis tzigane, je viens d’un peuple nomade… J’ai besoin de ces moments de détente en pleine nature.»

La nature justement. S’ils aiment son contact, les «grataristi» oublient hélas souvent de la respecter. Chaque dimanche, lorsqu’ils repartent vers la ville, ils laissent derrière eux des kilos de déchets. Bouteilles de plastique, papiers d’emballage, canettes de bières… les coins de paradis prennent des allures de déchetterie à ciel ouvert. Lorsqu’on demande aux inconditionnels du «gratar» pourquoi ils ne ramassent pas leurs détritus, la question les laisse sans voix. «C’est plus simple de tout laisser, je n’ai jamais pensé à récupérer tout ça pour le jeter chez moi», lance Marian, sans sourciller. «La notion de respect de la nature n’existe pas», analyse Mircea Kivu. «En Roumanie, les gens élevés sous le communisme ont une appréhension précaire de l’avenir, on le voit dans la vie de tous les jours, avec le faible taux d’assurance médicale ou automobile. Du coup, ils ne pensent même pas que l’endroit où ils font le ‘gratar’ pourra servir plus tard. Autre conséquence du communisme, les Roumains n’ont plus la notion de collectivité. Mais, avec le temps, les mentalités vont évoluer.»

En attendant que les «grataristi» du futur concilient barbecue et respect de l’environnement, ceux d’aujourd’hui plient bagage, alors que le jour décline sur Snagov. On arrose le barbecue à grandes eaux, on remballe les «restes», on regagne la voiture, l’équipement sous le bras. Jusqu’au prochain dimanche où, une nouvelle fois, les Roumains des villes prendront la direction des champs pour assouvir leur fumante passion.

Marion Guyonvarch

Aux origines des «mici»

Ils sont stars du «gratar». Qu’on les appelle «mici» ou «mititei», ces saucisses à base de viande de porc et de mouton, agrémentées d’épices, sont les ingrédients incontournables d’un barbecue réussi. Selon un sondage réalisé sur Internet, la petite saucisse est même plus populaire que les légendaires «sarmale» (feuilles de choux farcies). Elle est classiquement servie sur une barquette de carton, plantée d’un cure-dent, avec du pain et de la «mustar», une sorte de moutarde très sucrée en accompagnement. Dans une version plus élaborée, on la sert dans une assiette, avec des frites. Mais presque toujours arrosée de bière. On peut aussi la cuisiner chez soi, à partir de préparations toutes faites ou de recettes maisons… Restaurants, marchés, ou acasa, le «mic» est partout. Mais d’où vient-il? La «légende» raconte qu’il a été inventé un soir, dans l’auberge La Iordachi de Bucarest. Réputée pour ses saucisses, elle n’avait plus d’ingrédients et dut improviser… Ce qui est certain, c’est que le «mic» (au singulier, «mici» au pluriel) est clairement d’inspiration turque. La longue occupation ottomane sur le sol roumain a laissé des traces dans la gastronomie et développé le goût pour les préparations de viandes épicées. Comme tous les classiques de la cuisine, le «mic» a ses maîtres. A Bucarest, le roi en la matière est Mircea Macelaru. Son restaurant est, avec le célèbre Cocosatu de Baneasa (qui propose même un service de livraison à domicile), en compétition pour décrocher le titre tant convoité de «meilleur restaurant de ‘mici’ de Bucarest». La clé de ce succès? Une «recette secrète qu’il est le seul à connaître», explique Silviu, l’un des cuisiniers d’un établissement qui provoque régulièrement des embouteillages sur la rue Campeanu, à deux pas de la Place du 1er Mai. Sans oublier une attention de chaque instant lors de la cuisson pour que le «mic» soit parfait.



Paru dans le numéro 31 de la revue Regard

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