jeudi 27 mai 2010

« Le journalisme de mauvaise qualité et les influences politiques ont accentué le faible rôle des médias »

Journaliste pendant quinze ans pour des télévisions ou des magazines, Iulian Comanescu analyse désormais le fonctionnement et les spécificités d’un secteur qu’il connaît bien. Acteur devenu observateur, il tient des chroniques dans de nombreux médias (Hotnews.ro, Evenimentul Zilei…) et a créé une société de consultance sur les médias. Il livre son regard acéré sur la situation actuelle des médias en Roumanie.

Regard : Quelle est la situation des mass-médias en Roumanie aujourd’hui, 20 ans après l’apparition d’une presse libre ?

Iulian Comanescu : Depuis 1989, il y a eu différentes périodes : l’euphorie des débuts, et l’émergence d’une presse intéressée où sont mélangées les attributions éditoriales et les ventes de pub. A partir du milieu des années 1990, les investisseurs étrangers ont fait leur apparition (Ringier et Edipresse), puis, en 2004, il y a eu une injection massive de capitaux roumains. Le résultat de toute cette évolution : une série de publications et de télévisions populaires, des tabloïds à succès, et une part bien plus faible de presse de qualité et sérieuse.

Regard : Quelles sont les différences avec le reste de l’Europe ?

I.C. : En Roumanie nous avons beaucoup de télévisions et de publications, avec de petits tirages et de faibles audiences, pour une population de plus de 20 millions de personnes…

Regard : Les principales caractéristiques du marché des médias roumains ?

I.C. : Le marché a été modifié ces dernières années par les investissements conséquents de Roumains richissimes, surtout de Sorin Ovidiu Vintu et de Dinu Patriciu. Je n’insiste pas sur la « berlusconisation » et la « mogulisation » (domination par de grands patrons) de la presse, mais suite à cette injection d’argent, qui tourne autour de 100 millions d’euros, les variables de l’équation ont changé. D’un côté, nous avons de nouveaux journaux ou télévisions comme Antena 2 ou Gandul, qui trouvent ou non leur place sur le marché. De l’autre, il y a une crise dans les ressources humaines : à partir de 2006, ont commencé à entrer dans la profession un nombre important de nouveaux venus qui ont ensuite été partiellement ou totalement licenciés, suite à la crise notamment. Or, après 2004, on s’attendait à ce que les revues et télés ayant une audience modique et des soutiens politiques disparaissent du paysage. Au final, la « clarification » du marché média roumain a été reportée de quelques années.

Regard : Et les dernières tendances du secteur ?

I.C. : Les radios stagnent, mis à part peut-être le relatif succès de Realitatea FM. Pour le reste, les stations qui diffusent des hits et des blagues grasses le matin se relaient en tête des audiences. A la télévision, il y a une complicité avec le politique, des contrats avec des ministères, des spots électoraux payants consentis par une loi que je n’ai pas peur de nommer anticonstitutionnelle et qui contredit les principes du journalisme. La situation est essentiellement déterminée par le facteur économique. Il faudrait notamment adopter une nouvelle loi pour la télévision publique, mais le politique a montré de façon répétée qu’il ne le souhaitait pas.
Et la télé se segmente : Antena 1 se cherche une identité distincte de Pro TV. Dans la presse écrite, les tabloïds ont pris de l’avance, alors que dans le même temps le secteur dit « de référence » plafonne sous le seuil des 15.000 exemplaires. Des journaux qui avaient auparavant des prétentions, comme Evenimentul Zilei, vendent moins de 35.000 exemplaires. Et je ne parle pas de la dégringolade de Cotidianul ou de Gandul.

Regard : Peut-on identifier les médias les plus influents ?

I.C. : C’est dur à dire en l’absence d’une étude quantitative. En principe, l’électeur se base surtout sur ce qu’il voit à la télévision. Mais les télés ne parlent pas de politique ou alors le font de façon tellement militante et biaisée qu’il est difficile de croire qu’un homme avec une intelligence normale puisse prendre cela pour argent comptant. Idem dans la presse écrite. L’orientation politique ne vient pas de la rédaction mais vient du groupe d’éditorialistes, et se manifeste par des textes violents, répétitifs et assez peu concluants.
Je voudrais rajouter que la presse sérieuse a été négligée par les grands groupes étrangers qui se sont concentrés sur l’audiovisuel et le segment des revues. Je continue d’espérer que de ce paysage relativement pathétique à l’heure actuelle va émerger un nombre d’acteurs qui va se professionnaliser.

Regard : Les médias jouent-ils encore leur rôle de quatrième pouvoir en Roumanie ?

I.C. : Le rôle de « chien de garde de la démocratie » s’est atténué de façon générale dans les médias contemporains, et ce au niveau mondial. En Roumanie, le journalisme de mauvaise qualité et les influences politiques ont contribué à accentuer le faible rôle des médias. Reste qu’ils pèsent encore : nous apprenons par exemple par leur biais l’affaire des dépenses bizarres du ministère du Tourisme ou de celui du Sport et de la jeunesse. D’ailleurs, si la presse ne comptait pas, quelqu’un essaierait-il encore de l’accaparer ? Mais il se pourrait que cette influence soit au final bien mince : le téléspectateur de Realitatea, d’Antena 3 et le lecteur de quotidiens sérieux représentent une minorité dans l’ensemble de l’électorat. Ces médias qui ont une dimension politique touchent environ 5 à 6 millions de Roumains, alors qu’il y a 17 millions d’électeurs.

Regard : En novembre va avoir lieu l’élection présidentielle. A quel traitement médiatique peut-on s’attendre ?

I.C. : Selon la loi, cette campagne va être gratuite et chaque candidat va bénéficier d’un temps d’antenne égal. Probablement que les politiciens roumains vont faire la seule chose qu’ils ont appris à faire depuis 20 ans, ils vont attaquer leurs adversaires bien au-delà du registre de l’invective, pendant que les solutions constructives, la vision politique seront pratiquement absentes.

Paru dans le numéro 42 de la revue Regard

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