jeudi 27 mai 2010

Le « Phénomène Pitesti »

En décembre, la Roumanie ne « célèbrera » pas seulement les 20 ans de la révolution. Ce sera aussi le triste anniversaire des débuts du « Phénomène Pitesti » : entre 1949 et 1952, dans la prison de Pitesti, plus d’un millier de jeunes opposants aux communistes furent soumis à l’une des pires expériences de torture jamais réalisée. Soixante après, survivants et historiens s’allient pour témoigner et ne pas oublier.

Coincé entre des blocs, un banal bâtiment dans un quartier tout aussi banal de Pitesti, abrite le siège d’une entreprise de construction. Sur la façade, seule une plaque de marbre blanc informe que cet immeuble fut longtemps une prison politique et que c’est ici que « le 6 décembre 1949 a débuté l’expérience « Pitesti » de rééducation par la torture ». Une expérience que l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne a décrite comme « la barbarie la plus terrible du monde contemporain ». Mêlant torture physique et psychique, humiliation et dépersonnalisation, elle visait à « transformer » les jeunes opposants au régime en partisans du communisme (voir encadré). Initiée à Pitesti, elle a ensuite été étendue aux prisons de Gherla et Targu Ocna.
Entre 1500 et 2000 étudiants ont ainsi été « rééduqués ». 64 y ont laissé leur vie, plus d’une centaine sont sortis des geôles avec des séquelles considérables, des traumatismes profonds.
Mihaela Vintilescu et sa mère, Parasciva, peuvent en témoigner. Arrêté en octobre 1949 pour avoir publié un manifeste contre le régime communiste qu’il décrivait comme la « bête rouge », leur père et mari, Mihai, y a passé de longs mois, qui l’ont « détruit ». « Ma mère savait qu’il avait été en prison ; nous, pas du tout. Il n’en parlait jamais. Il était introverti, faisait des cauchemars ; quand on essayait de le réveiller, il paniquait. On a appris ce qu’il avait vécu après 1989, lorsqu’un de ses compagnons de détention a écrit un livre. Pour lui, cela a été tellement douloureux de revivre ce passé qu’il n’a même pas lu le deuxième volume », raconte Mihaela.

« Ces jeunes qu’on a détruit avaient eu le courage de se dresser contre les communistes, et aimaient leur pays plus que tout »

Après des décennies de silence forcé, certains survivants se mobilisent pour faire connaître « l'une des pires expériences de déshumanisation qu'ait connue notre époque », pour reprendre les mots de l’historien François Furet. Aristide Ionescu est l’un de ces infatigables témoins. Arrêté en 1949 (il était opposant dans les Monts Arnota), il est passé par Pitesti avant de rejoindre la prison de Gherla où il a été soumis à la fameuse « rééducation ».
Dans le sous-sol poussiéreux de l’ancienne prison, il raconte, d’une voix forte et claire, son calvaire. Il pénètre dans une petite pièce, où les seules traces du passé sont la carcasse de couchettes et les barreaux aux fenêtres. « C’est dans une cellule comme celle-ci que je dormais. Si jamais on s’asseyait sur le matelas dans la journée, les miliciens nous envoyaient « au noir », à l’isolement, dans la pièce que vous voyez au fond, là-bas. » Puis il raconte la cellule 4, où étaient commises les tortures, la folie d’Eugen Turcanu – le tortionnaire en chef – la douleur, « les coups qui ne s’arrêtent pas », la perversion d’un système où la seule solution pour échapper à la torture est d’abjurer ses convictions et de devenir à son tour tortionnaire. Il se souvient de ceux qui ont préféré se suicider, de ces amis de la veille devenus bourreaux. « J’y ai perdu l’usage du pouce, les nerfs sont coupés, j’ai les reins en miettes à force d’avoir été battu et le cœur en mauvais état », détaille le vieil homme de 88 ans.
Dès sa sortie de prison, en cachette de sa femme, Aristide Ionescu a noté, chaque nuit, fébrilement, tout ce qu’il a vécu dans l’enfer de Pitesti. « En 1989, j’ai envoyés mes notes à un éditeur qui les a publiées (Quand vient l’heure H, sur qui peut-on compter ?). Très peu de gens savent ce qui s’est passé. En 2000, un historien avait fait un sondage en demandant à une cinquantaine d’habitants de Pitesti ce qu’ils savaient. Seuls quatre avaient entendu parler de la prison, aucun des tortures! »

Les méthodes de torture étaient d’une rare barbarie : les détenus devaient par exemple rester debout, face à un mur, un pied levé, jusqu’à l’épuisement

Les associations d’anciens détenus politiques – notamment Memoria et sa filiale d’Arges – ont alors lancé, en 2000, le fameux symposium annuel qui réunit historiens et survivants. Ils ont aussi créé un musée qui présente le « phénomène » dans toute sa crudité. Un monument commémoratif a été érigé à proximité de la prison, dédié aux victimes de cette rééducation barbare, et à terme, ce qui reste du pénitencier devrait être aménagé. A condition que le propriétaire, qui aurait en tête un projet immobilier, ne rase pas le bâtiment.
Pour Mihaela, venue raconter lors du symposium l’histoire de ce père silencieux anéanti « par la bête rouge », il est crucial de parler de ce passé que beaucoup préféreraient enterrer. « Ces jeunes qu’on a détruit avaient eu le courage de se dresser contre les communistes, et aimaient leur pays plus que tout ; et ceux qui ont résisté à cette expérience nous offrent une vraie leçon en démontrant qu’avec un vrai caractère, une « colonne vertébrale » l’homme peut dominer même le pire. »
Déjà, l’objectif est (à demi) atteint, et « l’expérience Pitesti » de plus en plus connue, en Roumanie et à l’étranger. Les anciens détenus, dont le nombre s’étiole au fil des ans, aimeraient désormais que soit créée une journée des victimes du communisme. Afin que cette incroyable expérience de déshumanisation soit inscrite au fer rouge dans le calendrier. Car comme le confie Aristide, un peu mystique, s’il a « survécu, c’est pour pouvoir raconter et faire en sorte que cela ne se répète pas. Jamais. »
Marion Guyonvarch


Pitesti, « l’île de l’horreur absolue » *
L’expérience de rééducation par la torture menée à Pitesti entre 1949 et 1952 s’inscrit dans le processus de destruction des élites menée sur ordre de Staline. Sa particularité réside notamment dans le fait que les détenus se torturaient mutuellement. Un ancien espion, Alexandru Nicolski, dirige l’opération. Il recrute un détenu politique, Eugen Turcanu, qui enrôle neuf de ses compagnons de cellule : la première équipe de tortionnaires est créée et va commencer son entreprise de destruction psychique le 6 décembre 1949.
L’objectif était de « démasquer » les étudiants ou jeunes intellectuels anti-communistes, en cinq étapes. Les méthodes de torture étaient d’une rare barbarie : les détenus devaient par exemple rester debout, face à un mur, un pied levé, jusqu’à l’épuisement. Ou passer au milieu d’une rangée d’autres prisonniers qui les frappaient. Eugen Turcanu, tortionnaire en chef, avait aussi imaginé des tortures d’un cruel « raffinement » ; la nuit de Pâques, les détenus qui n’avaient pas abjuré leur foi devaient « communier » avec des excréments. Ces tortures continuelles devaient amener le prisonnier à avouer ses activités anti-communistes, à dénoncer les opposants au régime, puis à le convaincre qu’il était une bête, l’amener à renier Dieu et toutes ses convictions. Et le pousser à collaborer avec la Securitate contre les « ennemis du peuple », notamment en prenant part aux tortures.
Lorsque ces pratiques furent connues en Europe de l’Ouest, l’expérience cessa, en 1952. Une enquête et un procès furent organisés : 22 membres des commandos dirigés par Eugen Turcanu furent condamnés à mort le 10 novembre 1954. Aucun responsable de la Securitate, qui avait instrumenté cette « rééducation », n’a réellement été condamné.
* L’expression est de l’historien français François Furet

Paru dans le numéro 42 de la revue Regard

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