jeudi 27 mai 2010

Partie de campagne


Loin, bien loin du bruit et de l’agitation de la ville, la vie à Pipirig suit le rythme de la nature, du jour et des saisons. C’est dans cette commune moldave, à une trentaine de kilomètres de Targu Neamt, que vivent Dumitru et Rodica David, 59 ans. Fin février, pendant trois jours, le couple a partagé son quotidien, raconté ce village qu’il connaît si bien et nous a fait rencontrer quelques-uns de ses habitants. Portraits.

Ils vivent ici depuis toujours, en contrebas de la nationale qui traverse le village et où se croisent camions et charrettes. C’est dans cette maison traditionnelle moldave qu’est née Rodica ; ici qu’après leur mariage, elle et Dumitru se sont installés et ont élevé leurs trois garçons, ici qu’ils vivent tous les deux depuis le départ des enfants partis travailler à Bucarest et étudier à Iasi. Une maison où le poêle diffuse une douce chaleur et où règne un calme olympien, seulement interrompu par les miaulements des deux chats.
En ce vendredi après-midi, Rodica, institutrice à l’école du village, vient juste de terminer sa semaine de travail. Sans perdre une seconde, elle commence à s’affairer en cuisine. Il y a deux ans, le couple a rénové la maison, désormais dotée de tout le confort moderne. « Seuls deux villages sur les sept de la commune, soit 20% des habitants, ont l’eau courante. Nous, nous l’avons installé nous-mêmes », explique Rodica.
Le jour décline déjà sur les collines enneigées qui entourent le village, le bruit d’une voiture tire le chien de son sommeil : c’est Dumitru qui rentre de la mairie, où il est secrétaire. Elégant et posé, une toque en fourrure vissée sur le crane, il entreprend de faire le tour du propriétaire. L’étable et les quelques poules qui y logent, le potager à l’arrière de la maison, où au printemps il plante pommes de terres, poivrons, oignons, la serre où il fait pousser des tomates, le champ en bordure de la rivière, où paissaient autrefois les animaux. « Jusqu’il y a quelques années, nous avions des vaches, des moutons. Mais je n’en ai plus envie», dit Dumitru.
Pour la majorité de ses voisins, cette agriculture de subsistance reste la principale source de revenus. « Il y a des exploitations forestières, quelques puits de pétrole, mais la plupart des gens élèvent des animaux, cultivent la terre. Le village reste assez pauvre. Le problème, c’est l’absence d’emplois. Après 1989, les usines ont fermée ; les gens sont partis travailler à l’étranger, les jeunes surtout. Beaucoup ici vivent de l’aide sociale. »
L’espoir pourrait venir des fonds structurels, qui devraient permettre de doter le village d’infrastructures et d’asphalter les routes, toujours en terre. Déjà, l’argent européen a financé quelques projets. La casa Afetelor, grande bâtisse en pierre ouverte il y a un an et demi grâce aux fonds Sapard, se dresse en plein cœur du village et affiche fièrement ses trois marguerites. Après neuf ans à l’étranger, Ioan Afetelor, 36 ans, a ouvert cet établissement de 20 lits pour « développer le tourisme et relancer l’activité du village ». Entre « les traditions, les paysages, la proximité des monastères, il y a un vrai potentiel», affirme Ioan.
De retour dans son salon, Rodica préfère elle raconter le passé, d’une voix empreinte de douceur. En feuilletant ses albums photos, elle se souvient d’une époque et d’un mode de vie en voie de disparition. «Toute sa vie, ma mère a porté ce costume, typique de la région. Elle l’avait brodé elle-même, tout comme ces tapis, ces couvertures, ces tissages, qu’elle a faits avec sa mère. Quand j’étais jeune, ces traditions étaient très vivaces, aujourd’hui elles ont tendance à disparaître », dit-elle. « Elles perdurent un peu lors des grandes fêtes, comme au Nouvel An ou à Pâques pour la fête de la commune. Il y a encore quelques femmes qui continuent de tisser, mais de moins en moins. »

Samedi, 18h. La nuit est déjà tombée sur Pipirig, après une journée consacrée pour Rodica, Dumitru et leurs voisins « aux travaux de la maison », de l’entretien des bêtes à la coupe du bois. Si certains, notamment les hommes, trainent des heures au bar, pour la grande majorité, la vie tourne autour de la « casa ». Une « casa » qu’on ne quitte que pour faire un saut dans l’un des magasins d’alimentation ou pour rendre visite à des amis.
Assis dans le canapé, Dumitru, levé depuis six heures et demie, s’offre une pause devant l’une de ses émissions fétiches, Teleenciclopedia. A la campagne, la télévision est le loisir numéro un. Rodica, elle, est en cuisine et prépare le dîner. « Le carême commence lundi », explique-t-elle en décortiquant un poisson, « dès cette semaine, on supprime la viande. Nous respectons le jeûne avant Pâques et avant Noël. Les gens sont restés assez croyants et pratiquants. »
Le lendemain matin, la messe dominicale confirme la ferveur religieuse. L’église glacée est pleine d’enfants, de couples, de personnes âgées qui écoutent religieusement les paroles du pope « né au village », souffle Rodica. La religion est un vecteur important de sociabilité et d’organisation de la société villageoise. A la sortie de l’église, les habitants restent échanger quelques mots, certains prennent la direction du café, se donnent rendez-vous pour une sortie dans l’après-midi - un match de football ou une descente en luge dans les collines.
Les enfants venus en visite, les étudiants rentrés pour le week-end, attendent, eux, l’autobus devant l’église pour prendre le chemin du retour. Celui des villes.

La vie de famille
Attablés dans la cuisine, Dana Stanoie et son mari Cristi accueillent le visiteur par un concert de guitare de la petite dernière, Smaranda. « Elle prend des cours à Targu Neamt, on s’est arrangé avec deux autres familles et l’on fait le trajet à tour de rôle», explique Dana, pétillante quadragénaire, mère de deux enfants. Entre le câble et Internet - apparu il y a trois ans dans la commune -, les deux petits « campagnards » n’ont pas des loisirs très différents de leurs camarades de la ville ; comme eux, ils sont rivés sur Discovery Channel ou MTV et « chattent sur Messenger », résume Smaranda, 9 ans. Son frère, Octavian, déboule dans la cuisine après être allé jouer dehors avec ses copains. A 13 ans, il va bientôt entrer au lycée et comme tous les adolescents de Pipirig devra alors prendre le chemin de Targu Neamt, car l’école du village s’arrête à la 8ème (l’équivalent de la 4ème) ; et fera la navette chaque jour ou sera logé à l’internat.

A contre-courant
C’est jour de marché et comme chaque samedi, sur les bords de la rivière Neamt, les marchands ont dressé leurs étals, sur des charrettes, des couvertures posées à même le sol ou sur des tables pliantes. Sacs de maïs, légumes, vestes et chaussures bon marché, ici les habitants viennent acheter ce qu’ils ne trouvent pas dans les petits magasins du village. Emmitouflé pour braver le froid, Dan George Dinu, 27 ans, attend le client. Avec sa femme, Maria Vasilica, il tient depuis trois ans un entrepôt de matériels de construction. Après des études d’économie à Iasi, il a choisi de revenir « chez lui ». « Ici, tu peux te réaliser, avoir une maison ; en ville, c’est beaucoup trop cher. J’aurais pu trouver du travail à Iasi, à Bucarest, mais j’ai préféré revenir et ouvrir ma propre entreprise.» Un choix « marginal » dans une commune où les jeunes ont tendance à partir. Ce choix, le couple ne le regrette pas. « Notre affaire marche plutôt bien, il y a beaucoup de maisons en construction dans le village », dit Dinu. Sa vie rêvée à la campagne s’articule autour de sa femme, de la maison qu’il a rénovée et des escapades du week-end, « à Targu Neamt, où l’on sort avec des amis », ou « dans les collines pour un gratar ou un match de football ». Dans un sourire, le jeune couple ajoute : « On ne pourrait pas être plus heureux qu’ici. »

Comme autrefois
Leur petite maison traditionnelle, fraîchement repeinte d’un blanc lumineux, est l’archétype même de la « gospodarie ». Ana Dorneanu et son mari Ioans, la soixantaine, font la présentation de leurs bêtes : quelques vaches, une vingtaine de moutons - dont le dernier né il y a une heure à peine - et des poules. « On ne les vend pas, c’est juste pour nous », explique Ana, le visage buriné par des années au grand air. Depuis toujours, ils pratiquent une agriculture de subsistance dont ils parviennent à vivre, chichement. Au prix d’un travail pénible et sans relâche, dont le rythme est calqué sur celui des bêtes. « On se lève pour la traite ; les brebis trois fois par jour, les vaches deux fois. Il faut les nourrir, les faire boire - en allant chercher l’eau au puits - il faut faire le « cas » (fromage traditionnel fabriqué à partir du lait de brebis). Il n’y a pas de pause quand on a des animaux », détaille Ioan. Quand vient l’été, le travail s’intensifie encore : Ioan se fait berger et part trois mois dans les collines où s’en vont paitre les moutons. Pendant ce temps-là, Ana se consacre au fourrage dont les animaux auront besoin à l’automne. Faucher les foins, à la faux, les rassembler pour former les meules, les rentrer dans la grange, tout se fait « manuellement », sans l’aide d’aucune machine. Deux de leurs cinq enfants ont choisi de suivre leur exemple et ont leur propre « gospodarie », toujours au village. Les autres sont partis, à la ville.

Partir pour mieux revenir
Samedi après-midi. Dans l’un des bars du village, quelques tables sont occupées par des hommes âgés, qui enchaînent les bières en s’échangeant les dernières nouvelles. L’atmosphère est enfumée, la radio crache les derniers tubes du moment. Près de la fenêtre, un groupe de cinq jeunes passe le temps. Au centre de leur conversation : l’Espagne. Cristi est à Barcelone depuis cinq ans, travaille dans la construction et est rentré pour un mois de vacances. « J’ai fait comme tout le monde, je suis parti pour faire de l’argent. Ici, c’est impossible d’avoir un bon salaire. J’économise et je rentrerai un jour me construire une maison», raconte le jeune homme de 24 ans. Pipirig est touché de plein fouet par cette migration vers l’ouest. Pas une famille ou presque dont l’un des membres ne travaille en Italie ou en Espagne. Ces « migrants » profitent de l’argent gagné « afara » pour se construire des maisons, souvent gigantesques, « acasa ». Cristi poursuit le même rêve mais avoue à demi-mot que le retour est étrange. « Tout me paraît bizarre, c’est aux antipodes de Barcelone… Et puis, il n’y a vraiment rien à faire. Il y a bien une discothèque, mais elle est ouverte que le dimanche et ferme à 20h ! Mais je reviendrai, car là-bas ce n’est pas chez moi et puis je ne pourrais jamais m’y acheter une maison. »


Carte d’identité de Pipirig
Commune située dans le département de Neamt, au nord du pays.
Elle est composée de 7 villages (Pipirig, Boboiesti, Dolhesti, Leghini, Pluton, Stinca) et abrite 8900 habitants au total. Signes particuliers : elle s’étire le long de la route nationale, sur plus de 25 kilomètres. A vu naître les grands-parents de Ion Cranga, le célèbre fabuliste et donné un patriarche à la Roumanie, Nicodim Munteanu (1864-1948), qui fut le deuxième patriarche de l’Eglise roumaine orthodoxe roumaine, de 1939 à1948.

Paru dans le numéro 39 de Regard

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