jeudi 27 mai 2010

Sur les traces des Lipovènes


Il était une fois une communauté russe, obligée de fuir les persécutions religieuses du tsar Pierre le Grand. Après un long voyage, ces exilés s’installent en Roumanie, où les premières traces de leur présence remontent à 1724. Trois siècles plus tard, leurs descendants luttent pour perpétuer leur langue, leur religion et leur mode de vie, préservés malgré les années et leur intégration à la société roumaine. Direction le Delta du Danube, à Slava Cercheza, bastion de la communauté lipovène, où le temps semble s’être arrêté. Pour combien de temps ?

«Je suis Lipovène, je n’en ai jamais eu honte! Bien au contraire, je fais tout pour préserver ma culture, ma langue, nos traditions.» L’œil pétillant, la voix ferme, Irina Mihailov, 61 ans, revendique fièrement son identité. Comme elle, à Slava Cercheza, petit village au cœur des collines du département de Tulcea (est), 99% des 1500 habitants sont lipovènes, c’est-à-dire membres de la minorité russophone de Roumanie. Selon le recensement de 2002, près de 35000 d’entre eux vivent sur le sol roumain, principalement dans la région de Tulcea et en Moldavie (à 90% en milieu rural). La communauté représente la cinquième minorité du pays.

A première vue, Slava Cercheza est un village comme les autres, défilé de maisons proprettes devant lesquelles stationnent charrettes et vieilles Dacia. Erreur. Ici, impossible pour le visiteur de comprendre les conversations; dans les rues, on s’apostrophe en lipovène, dialecte archaïque issu du russe parlé au XVIIIe siècle (difficilement compréhensible y compris pour un russophone du XXIe siècle) et le «Dobrii den» remplace le «Buna ziua». Les maisons sont remplies d’icônes sur bois, les hommes portent une longue barbe (NDLR: qui permet de marquer leur ressemblance avec le Christ), la communauté vit au rythme des fêtes religieuses et du respect des valeurs traditionnelles comme le travail ou la famille. Venir à Slava Cercheza, c’est pénétrer dans un monde à part, né d’une histoire tragique.

Car les Lipovènes roumains sont les descendants des fameux Raskol'niki (schismatiques) russes. Suite à la réforme du dogme et de la liturgie orthodoxe russe au milieu du XVIIe siècle, ces «vieux croyants» refusèrent de transformer leur pratique religieuse et s’attirèrent les foudres du pouvoir, particulièrement du tsar Pierre le Grand. Pourchassés, emprisonnés, ils durent s’enfuir, d’abord vers l’Oural et la Sibérie, puis la Mer Noire. Ils posèrent leurs valises en Moldavie et dans la région du Delta du Danube au début du XVIIIe siècle, emportant avec eux leur religion, leur langue et leur culture. Rebaptisés «Lipovènes», un nom sans doute issu du mot «lipa» (le tilleul, un bois fréquemment utilisé par la communauté), ils s’établirent dans de petits villages retranchés, vivant de la pêche ou du travail du bois, respectant leurs stricts principes religieux et leur mode de vie conservateur, préservant leur russe archaïque. Une vie en vase clos.

« Nous ne sommes pas des tribus d’Amazonie »

Trois cents ans plus tard, leurs descendants n’ont rien perdu de ces traditions venues du passé. Au point de susciter l’intérêt de «sociologues, d’ethnologues ou même de psychiatres», s’amuse Irina Mihailov. Même la politique de «roumanisation» menée sous le régime de Nicolae Ceausescu n’a pas entamé ce particularisme. «Mais attention, nous ne sommes pas des tribus d’Amazonie. On peut être lipovène et avoir le téléphone ou se servir d’un ordinateur!» Simplement, à Slava Cercheza, comme au village voisin de Slava Rusa, qui abrite le monastère Uspenia (centre spirituel et siège de l’archevêché régional), vivre avec son temps ne signifie pas renoncer à cet héritage fondateur.

A l’église, véritable ciment de la communauté, le rite est inchangé. Hommes et femmes prient chacun de leur côté, le signe de croix se fait toujours avec deux doigts au lieu de trois, la messe est célébrée en russe et l’année religieuse se déroule selon le calendrier julien, décalé de 14 jours par rapport au calendrier «classique». «Rien ne s’est altéré», lance fièrement Irina Mihailov. «Nous vivons en terre roumaine mais nous sommes Lipovènes avant tout !»

La coexistence avec les Roumains se veut «pacifique et harmonieuse» pour reprendre l’expression d’Ivan Ignat, maire du village. Mais l’intégration reste superficielle et la préservation de «l’identité russe» fondamentale. «C’est notre origine. Nous sommes nés ici, nous vivons ici. On apprend le roumain mais notre langue, c’est le russe. J’ai vécu ailleurs, à Constanta, mon mari a même travaillé en Italie. Mais nous sommes revenus au village, pour nous, pour nos deux enfants. Nous sommes Lipovènes, il n’y a rien d’autre à dire!», s’exclame Irina Rusu, une jeune villageoise de 35 ans.

Depuis 1990, une association, la Communauté russo-lipovène de Roumanie (CRLR), se bat pour perpétuer et mieux faire connaître la culture de la minorité. «Nous éditons des livres sur la communauté, sur notre mode de vie; il existe également deux mensuels bilingues (roumain et russe), Kitej-Grad, un culturel édité à Iasi, et Zorile, qui présente l’actualité et les actions de la communauté», explique Svetlana Moldovan, rédactrice en chef de Zorile, dont la rédaction est située au siège bucarestois de la CRLR. Comme toutes les minorités de Roumanie, les Lipovènes disposent d’un représentant à la Chambre des députés. Et militent activement pour la défense de leur identité. «Dans notre religion, le prêtre est choisi par le peuple; jusqu’à présent, il n’existait pas de formation théologique spécifique. Nous avons obtenu la création d’un lycée qui dispense une formation de ce genre pour les futurs prêtres», détaille Svetlana Moldovan. Idem pour la langue russe, autre liant de la communauté. Elle est enseignée comme langue maternelle là où la communauté est représentée. «Que les jeunes puissent apprendre la langue est la vraie priorité, c’est vital pour notre avenir», insiste Ivan Ignat. «La communauté fait du lobbying en ce sens. Et depuis cette année, des cours de russe -une heure par semaine- ont été mis en place dans certaines écoles maternelles.»

C’est le cas à Slava Cercheza. Dans la classe unique de l’école maternelle, une vingtaine d’enfants sont en pleine activité coloriage. Irina Mihailov, l’institutrice (qui est aussi la responsable locale de la CRLR), leur parle en roumain. Mais glisse parfois quelques mots de russe au fil de la conversation. «C’est notre force. Nous sommes parfaitement intégrés, parlons roumain, mais préservons notre langue.»

Un avenir incertain

Farouchement attachée à son identité et à sa culture, Irina est une pasionaria de la cause lipovène. Quant elle ne sillonne pas les routes avec l’ensemble folklorique local, elle rédige une monographie sur la vie du village. Dans l’entrée de l’école, elle a même constitué un petit musée où s’étalent tenues traditionnelles, objets religieux ou du quotidien. La voix haute, le geste enflammé, elle se lance dans un plaidoyer pro domo: «La nourriture, les fêtes de mariage, les chants, les vêtements, la longue barbe pour les hommes, tout cela est spécifiquement lipovène. Il faut le préserver à tout prix! Pendant longtemps, nous nous sommes contentés de vivre nos traditions, sans chercher à les expliquer ou à les répertorier. Moi, j’ai à cœur de laisser une trace pour que le village ait enfin un lieu d’expression de son identité. »
Un travail d’autant plus important que ce fameux mode de vie semble menacé et que l’avenir s’annonce nuageux, malgré le dynamisme de la communauté. Fini le temps où les villages lipovènes vivaient «coupés du monde», repliés sur eux-mêmes, révolue l’époque où les mariages «mixtes» étaient interdits et où les jeunes reproduisaient naturellement le mode de vie de leurs parents. «Maintenant, les jeunes se marient avec des Roumains, des Grecs, des Espagnols…Et il y a un gros problème de natalité, présent dans tout le pays mais qui touche plus largement encore la communauté», s’inquiète Irina Mihailov. «Surtout, les jeunes partent; ils ne trouvent pas de travail ici. Alors ils s’installent en Espagne, en Italie, dans les grandes villes», déplore Ivan Ignat. «Rien que dans le village, une trentaine de familles sont parties. Ailleurs, ils oublient un peu les traditions, religieuses notamment. J’espère vraiment qu’avec l’entrée dans l’Union européenne, la région va suffisamment se développer pour permettre à ces jeunes de revenir.»
Dans la communauté, certains craignent que cet étiolement des traditions soit le signe annonciateur d’un déclin inexorable. Irina Mihailov soupire. «Une fois, en 1966, un homme est venu ici et m’a demandé quand on allait disparaître. Je me souviens lui avoir dit qu’on ne disparaîtrait jamais. Je ne sais pas si je lui donnerais la même réponse aujourd’hui...»

Paru dans le numéro 26 de la revue Regard

1 commentaire:

  1. Ayany vécu deux ans en Roumanie nous sommes allés à la rencontre des lipovènes à plusieurs reprise. Je me suis mçeme fait construire une lotka traditionnelle à Tulcea ce bateau sert à la pêche au carrelet des esturgeons dans le delta. Ce qui est également intéressant autour des églises en bois peintes c'est l'habitat souvent sur pilotis compte tenu des inondations du Danube. Les habitants sont grands blonds avec des yeux très bleus ce qui surprend en Roumanie. Un peuple et une region, le delta du Danube extraordinaire mais ne le dites pas elle encore assez préservée du tourisme.
    Jean Charles

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